Napoléon et le jeu d’Abalone

par Gramgroum, le 1er janvier 2012

On sait depuis un certain temps que le jeu d’abalone n’a pas été inventé par ces imposteurs de Lalet et Levi, mais qu’il existait dès la fin du Moyen-Age, comme le prouve ce document :

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Ce que l’on sait moins, c’est qu’abalone était l’un des passe-temps favoris  de Napoléon (au demeurant fort mauvais perdant), qui disait de ce jeu qu »il était « trop sérieux pour être un art, et pas assez pour être une science ».

Les conceptions militaires de Napoléon s’illustrent parfaitement sur l’abalonier. Chez lui, la stratégie militaire et la stratégie abalonienne s’éclairent et s’influencent l’une l’autre, au point parfois de se confondre, et lorsqu’il expose ses idées sur la stratégie, on ne sait pas toujours si Napoléon parle d’abalone ou de la guerre.

Remarquons que Napoléon n’a écrit ni traité de stratégie militaire, ni traité d’abalone. Les citations que vous trouverez ci-dessous sont toutefois authentiques, et proviennent soit de divers écrits de l’empereur, soit du témoignage de certains de ses contemporains.

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Napoléon jouant à Abalone, par Paul Delaroche

L’espace et le temps

Il est intéressant de noter que la relation temps-espace / matériel se retrouve au coeur du combat guerrier comme du combat abalonien, et dans ces deux combats interviennent en permanence les notions stratégiques et tactiques.

« La stratégie, écrivait Napoléon à Stein le 7 janvier 1814, est l’art de se servir du temps et de l’espace. Je suis moins économe du second que du premier. L’espace, nous pouvons le reconquérir, le temps perdu, jamais. »

« La perte du temps est irréparable à la guerre » ajoutait-il.

De fait, l’espace et le temps se confondent sur l’abalonier : celui qui manoeuvre le plus vite, qui déplace ses troupes avec le plus d’efficacité, pour les placer au mieux et s’assurer la meilleure position, celui-là prend un avantage certain sur son adversaire.

« L’aptitude à la guerre, c’est l’aptitude au mouvement ; la victoire est aux armées qui manœuvrent » disait Napoléon à cet égard. La mobilité est primordiale : il faut se déplacer, et se déplacer rapidement.

La rapidité de la manoeuvre crée la surprise et laisse l’adversaire incapable d’apporter une réponse adéquate. En ce sens également, elle est décisive, et  détermine les conditions de la victoire :

« Pour amener l’adversaire à se soumettre, il faut détruire ses forces armées, mais pas dans le sens littéral du mot. Il suffit de les frapper d’une manière si rapide et si inattendue qu’elles soient démoralisées. » C’est la rapidité d’exécution qui va déstabiliser l’adversaire et lui faire perdre pied. Dans bien des parties d’abalone, l’issue est déterminée avant le 15ème coup, parce que l’un des joueurs a su manoeuvrer pour se placer de manière dominante.

Un spécialiste de la stratégie militaire disait de Napoléon « Chez lui, la manoeuvre avait toujours importé davantage que le combat. »

Il n’en va pas autrement pour abalone, et pour dire les choses trivialement : une fois les données du problème en place, ce n’est bien souvent plus qu’une affaire de pousse-pousse.

L’espace et le temps (on pourrait même dire l’espace-temps) sont deux données fondamentales. Pour autant, il ne faut pas négliger la troisième donnée importante du combat : le matériel.

Le matériel

 « L’art de la guerre est un art simple et tout d’exécution. Le premier principe de la guerre est qu’on ne doit livrer bataille qu’avec toutes les troupes qu’on peut réunir sur le champ d’opérations. »  Ce principe à l’air d’une évidence ; mais sur le champ de bataille abalonien, que de combats perdus pour une seule bille qui a manqué, soit en attaque, soit en défense !

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L’art abalonien aussi, au fond, est un art tout simple et on pourrait risquer une lapalissade : pour gagner il suffit d’être là (= le matériel) au bon endroit (= l’espace) au bon moment (= le temps).

Comment y parvenir ? La réponse est de Napoléon : « Il faut tenir l’armée réunie et concentrer le plus de forces possibles sur le champ de bataille.« 

Il y a ici une différence importante entre la signification de réunir et celle de concentrer. Napoléon explique la première dans une lettre qu’il écrivait au roi de Naples le 8 août 1806 : « L’art du placement des troupes est le grand art de la guerre. Placez toutes vos troupes de manière que, quelque chose que fasse l’ennemi, vous vous trouviez en peu de jours réunis. » La réunion est la répartition des corps de troupes ou des divisions dans la zone de bataille (l’abalonier), tandis que la concentration a trait au champ de bataille lui-même (le lieu où se passe le combat, ce que nous pouvons appeler le point de gravité du jeu).

Il en va de même pour abalone : je me rappelle avoir vu des joueurs de haut niveau (je pense notamment à Gohatto) faire le grand écart sur l’abalonier, et réussir à tenir ensemble des troupes qui, au premier coup d’oeil, paraissent dispersées ou en équilibre extrêmement précaire. Pourtant, en analysant la position, on découvre une vraie logique, une unité qui leur permet d’occuper le terrain, de tenir l’adversaire en respect, tout en ayant la possibilité de se regrouper, de se concentrer au moment voulu, à l’endroit utile.

Le 14 février 1806, Napoléon écrivait à son frère Joseph : « Votre armée est trop disséminée. Elle doit toujours marcher de manière à pouvoir se réunir en un seul jour sur un champ de bataille. »

Il faut parfois, pour concentrer rapidement ses troupes sur l’abalonier, abandonner l’un ou l’autre retardataire ; le joueur peut alors se retrouver en nombre inférieur face à l’adversaire (de même s’il a déjà perdu des billes par éjection). La rapidité de la manoeuvre, et l’avantage positionnel que donne cette rapidité, doivent alors compenser l’infériorité numérique : « Le grand art du général consiste, se trouvant en réalité inférieur en nombre à l’ennemi, à être supérieur sur le champ de bataille. »  Dans la stratégie napoléonienne, si elle est correctement rassemblée, une force inférieure en nombre peut battre une force supérieure qui ne l’est pas. Quoi de plus vrai au jeu d’abalone ?

Pour vaincre, il ne faut donc pas avoir globalement plus de matériel que l’ennemi, mais il faut, dit Napoléon, « avoir toujours plus de forces que son ennemi sur le point qu’on attaque« .

Se déplacer rapidement pour prendre la meilleure position, concentrer ses forces sur le point que l’on attaque, mais avec quel objectif ?  L’objectif est de créer le déséquilibre.

Créer le déséquilibre

Auteur d’un ouvrage sur les stratégies militaires, Bruno Colson écrit : « Napoléon fut le premier à comprendre que le moyen le plus sûr et le moins coûteux, c’était de remporter sur un point seulement une victoire qui rompe immédiatement l’équilibre au détriment de l’adversaire. » Abalone n’est pas autre. Le jeu d’abalone est, au départ, équilibré (du moins dans les variantes dites équilibrées, qui sont les seules à garantir l’égalité entre les joueurs, abstraction faite du trait). Tout l’art du joueur sera donc de rompre cet équilibre à son profit.

Le 19 juillet 1794, alors qu’il commandait l’artillerie de l’armée d’Italie, celui qui n’était encore que le général Bonaparte écrivait dans un rapport au frère cadet de Robespierre :

« Il en est des systèmes de guerre comme des sièges de place. Il faut réunir ses feux contre un seul point. La brèche faite, l’équilibre est rompu, tout le reste devient inutile. » Cette notion de rupture d’équilibre est centrale au jeu d’abalone. Cette idée de déséquilibre, nous l’avons vu, est associée à celle de rapidité d’exécution sur le champ de bataille.

Mais la rapidité, si elle est primordiale, n’est pas tout : elle doit en outre se combiner avec une attitude offensive.

Etre offensif 

« Faites la guerre offensive, comme Alexandre, Annibal, César, Gustave-Adolphe, Turenne, Eugène de Savoie et Frédéric de Prusse… Modelez-vous sur eux, c’est le seul moyen de devenir un grand capitaine. »  « Je pense comme Frédéric de Prusse : il faut toujours attaquer le premier ; c’est une très grande faute que de se laisser attaquer. »

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Tout joueur expérimenté ne pourra que souscrire à ces principes napoléoniens. Celui qui mène l’offensive est aussi celui qui a l’initiative, tandis que son adversaire subit, et essaie de parer les coups sans parvenir à rien construire.  Un jeu strictement défensif est un jeu passif, qui ne peut mener qu’à la défaite, ou dans le meilleur des cas, au match nul. A abalone comme à la guerre, il est impossible de vaincre sans offensive.

« Dans l’art de la guerre, il est un axiome, à savoir que celui qui reste dans ses tranchées, sera battu : l’expérience et la théorie sont d’accord sur ce point. » La guerre statique, pour Napoléon, était à rejeter impitoyablement.

Une stratégie offensive n’exclut toutefois pas des aspects défensifs, car il ne s’agit pas de se lancer témérairement dans n’importe quelle folle aventure, sans assurer ses arrières.  « Tout l’art de la guerre consiste en une défensive bien raisonnée, extrêmement circonspecte et en une offensive audacieuse et rapide« , résume Napoléon. « La guerre défensive, disait-il, n’exclut pas l’attaque, de même que la guerre offensive n’exclut pas la défense. »

Avoir un plan et le poursuivre 

Avoir un plan et s’y tenir est l’une des grandes difficultés d’abalone. La plupart du temps, avouons-le nous n’avons pas de plan et nous jouons de manière empirique, en fonction du jeu de l’adversaire. Grave erreur, car c’est la plus sûre façon de subir le jeu adverse, au lieu de jouer son jeu propre. Ou alors, nous nous nous contentons, en guise de plan, de nous dire « je vais essayer de diviser les troupes adverses » ou « je vais tâcher de prendre le  centre ».

« C’est avec des plans sûrs et fortement conçus que l’on réussit à la guerre » disait Napoléon. Il en va de même à abalone, mais il faut reconnaître qu’il est malaisé de se tenir à un plan, alors que tout est en mouvement. Se tenir à son plan, est-ce compatible avec les réponses qu’il faut nécessairement apporter aux mouvements adverses ?

Oui, si l’on est capable d’anticiper les mouvements à venir et les possibles positions futures : « Si je parais toujours prêt à répondre à tout, c’est qu’avant de rien entreprendre, j’ai longtemps médité, j’ai prévu ce qui pourrait arriver. Ce n’est pas un génie qui me révèle tout à coup ce que j’ai à dire ou à faire dans une circonstance inattendue pour les autres, c’est la réflexion, c’est la méditation. A la guerre, rien ne s’obtient que par calcul. »

Conformément à ce principe, Napoléon est toujours entré en campagne avec un plan d’opérations parfaitement mis au point, qui admettait des variations, chacune correspondant à une hypothèse qu’il s’était faite des mouvements probables et possibles de l’ennemi. Le plan était ce qu’il se proposait de faire ; les variations comprenaient les modifications qu’il pouvait avoir à y apporter. Il en va de même pour abalone.

Jusqu’à quel point faut-il s’en tenir à son plan ? Loin, très loin. Ecoutons Napoléon : « Au commencement d’une campagne, il faut bien méditer si l’on doit ou non s’avancer, mais quand on a effectué l’offensive, il faut la soutenir jusqu’à la dernière extrémité.« 

Bien des offensives échouent sur le plateau d’abalone parce que le joueur ne les mène pas jusqu’au bout. J’en sais quelque chose, je me suis assez vu reprocher par mes mentors de ne pas aller au bout de mes idées, et inversement, j’ai été bien des fois sauvé par une reculade ou une soudaine inertie de mon adversaire qui avait pris peur devant sa propre audace.

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Napoléon s’obstinait à poursuivre l’offensive plutôt que reculer, disant que « les retraites sont plus désastreuses, coûtant plus d’hommes et de matériels que les affaires les plus sanglantes« . Reculer peut coûter très cher, au jeu d’abalone aussi.

Il faut jouer sans crainte, comme Napoléon allait au combat sans crainte, préférant mourir que d’abandonner la partie : « La mort n’est rien ; mais vivre vaincu et sans gloire, c’est mourir tous les jours« . Heureusement – et cette fois, abalone s’éloigne de la guerre – on ne meurt pas sur l’abalonier, et l’on se remet de toutes les défaites.

Conclusion

L’étude des campagnes napoléoniennes, tout comme les commentaires de Napoléon sur la stratégie militaire, révèlent :

1° son invariable confiance dans l’offensive,

2° sa foi dans la vitesse pour gagner du temps et effectuer des surprises stratégiques,

3° son insistance à concentrer des forces supérieures sur le champ de bataille, surtout à l’endroit de l’attaque décisive,

4° son dispositif de sûreté soigneusement étudié.

Autant de principes que l’on peut appliquer à la stratégie abalonienne. Mais nous laisserons le dernier mot au grand stratège lui-même :

« L’art de la guerre ne demande pas de manoeuvres compliquées, les plus simples sont préférables, il faut surtout avoir du bon sens. »

5 réflexions sur “Napoléon et le jeu d’Abalone

  1. C’est moche la drogue chez les jeunes rédacteurs d’articles et chez les empereurs. J’adore la photo d’époque avec les chevaliers qui jouent à Abalone 🙂

  2. Pingback: Petite précision | Abalone Online

  3. Tout ceci est tres bien raconte mais reste qd meme trop abstrait, donc si on pouvait montrer des exemples sur des parties commentees il me semble que ce serait beaucoup plus instructif.
    Comme par exemple, les offensives abandonnees, les grand ecart de Gohatto ou des parties determinees avant le 15eme cp, etc…
    Ca pourrait peut-etre meme rentrer dans la rubrique « pb du mois » .
    Au fait Fight, des pb il y en avait dans l’ancien blog de Gram, tu n’y as plus du tout acces? Sinon Gram doit les avoir, non?

    J’en profitte aussi pour demander a Mogway, qui ne nous a pas completement abandonne vu qu’il passe de tps en tps ici, s’il serait possible de pouvoir consulter les parties qu’il a stocke du tps de Migs afin d’alimenter les exemples ou pb.
    Merci d’avance Mog!

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