Ce qui suit est un commentaire de Chriscool sur un ancien article de Gramgroum intitulé Imagination et technique : existe-t-il un art du jeu d’abalone ?
L’article de Gramgroum date de novembre 2005, et il est probable que ce commentaire, où Chriscool développe un point de vue personnel, lui soit contemporain.
FightClub
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Je pense que l’intelligence abalonienne fait appel à plusieurs caractéristiques, dont principalement :
__ les capacités de calcul brut, qui vont permettre d’anticiper un certain nombre de mouvements ;
__ les capacités de représentation spatiale, qui vont permettre d’identifier des patterns plus facilement (ce qui a pour avantage de réduire les nécessités de calcul pur) et les lignes de force (mouvements possibles en interaction avec l’adversaire).
Concernant le style personnel, un recensement le plus exhaustif possible des différentes techniques de jeu est nécessaire afin de pouvoir exprimer le style de chacun en fonction de critères objectifs et mesurables, le style de jeu pouvant alors être décrit comme la liste des techniques les plus souvent utilisées lors de situations ou patterns spécifiques.
Par exemple ce qui caractérise le plus le style d’eob, selon moi, c’est son approche « divide and conquer » (diviser pour régner). Il me semble qu’il accorde plus d’importance au fait de diviser les billes de l’adversaire que d’occuper le centre, sauver ses boules ou manger celles de l’adversaire. Concernant goha, c’est plus difficile de noter un style particulier car il fait souvent, durant une certaine période, ce que je qualifierais de l’exploration de concept. A une époque, par exemple, il s’efforçait d’introduire trois billes loin derrière les lignes ennemies pour l’y menacer constamment.
Je ne pense pas que le style s’efface lorsque deux joueurs de même niveau s’affrontent (i.e. que le jeu redevienne classique). En revanche, certains styles sont peut-être plus à même d’en contrecarrer d’autres. D’une certaine manière, le joueur qui va gagner sera celui qui réussira à imposer son style, et il se peut que cela prenne un certain temps (durant lequel le jeu semblera « classique ») avant que l’un des deux n’y parvienne.
Concernant les IA qui posséderaient un style ou non, il convient de mieux définir ce qu’on désigne par style. Si le style repose sur les techniques mises en oeuvre selon les situations, une IA possède bel et bien un style, plus qu’un joueur humain même, comme tu le précises, du fait de l’uniformité de ses réponses (lorsque deux situations identiques se présentent, les IA actuelles [novembre 2005, NDLR] joueront toujours la même chose).
Tu remets en question le fait qu’une IA possède bel et bien un style sous le prétexte qu’elle ne se baserait sur aucune émotion. Ce sont en fait, selon moi, deux notions complètement orthogonales, le style étant pour moi simplement l’ensemble des techniques mises en oeuvre. Si on cherche à normaliser le style humain, basé en grande partie sur l’émotion, la psychologie et l’état d’esprit du joueur, dont notamment son aversion au risque, avec celui d’une IA, il est facile de faire le parallèle entre la fonction d’évaluation de l’IA et l’émotion du joueur humain. La spécificité de l’émotion sur une fonction d’évaluation consiste à fournir une réponse en présence de paramètres non quantifiés, mais cette caractéristique est également présente, dans une certaine mesure, dans les IA basés sur des réseaux de neurones (dont l’intérêt repose précisément sur le fait de pouvoir choisir une solution lorsque le calcul algorithmique seul ne le permet pas).
Une IA est bel et bien pourvue d’un style, selon moi. Une question intéressante consiste à se demander dans quelle mesure telle IA possède un style *personnel*, dans la mesure où les IA actuelles semblent converger vers les mêmes notions tactiques (compacité et proximité du centre).
Concernant le rapport entre art et technique, il peut se résumer de manière assez simple. La notion d’art implique que l’artiste a le choix, ce qui n’est pas le cas dans les IA déterministes basées sur une fonction d’évaluation, dont l’objectif consiste précisément à déterminer une solution unique, celle qui sera considérée comme la meilleure en fonction de critères objectifs, mesurables, quantifiables. En clair, la notion d’art est incompatible avec celle de systèmes déterministes, sans que cela ne remette en question la possibilité d’une IA à posséder un style « personnel ».
Parler de l’art comme étant l’union de l’imagination et de la technique frise la théologie dans la mesure où il est difficile de définir clairement ce qu’est l’imagination. D’un point de vue pratique, je qualifierais d’art abalonien la capacité à choisir un parmi différents mouvements de même « valence », voire la capacité à choisir un mouvement qui pourra être jugé moins efficace selon des critères objectifs. L’art abalonien réside, selon moi, dans la capacité du joueur à évaluer des critères subjectifs, non mesurables par la machine. A titre d’exemples, un joueur peut jouer un mouvement « objectivement » moins efficace mais qui aura pour effet de déstabiliser son adversaire ou de lui exercer une pression psychologique, ou encore d’orienter le jeu vers des patterns plus favorables à son style de jeu qu’à celui de son adversaire.
Chriscool, 16 novembre 2005